Fragments - Chapitre 1: Plumes de cendres
La créature s’écrasa violemment au centre de la pièce, balayant sur son passage les restes du bar en bois. Sa queue métallique s’abattit sur la scène et l’éclata d’un seul coup, alors qu’un rugissement terrible vibrant contre ses crocs se répercutait contre les murs faiblards de la « Colombe Rouge ». De l’intérieur de la pièce, trop petite pour que le monstre déploie ses ailes, il ne restait que des débris de bois et de ciment, quelques restes de toit et du verre brisé. De rage autant que de déception, l’intrus poussa un vagissement enflammé qui réduisit en cendre un pan de mur entier. Ses énormes pattes griffues éventrèrent la façade du bar et la bête s’extirpa du bâtiment en grognant. Les cendres voltigèrent un moment. Le verre tinta sous la bourrasque provoquée par les ailes du monstre. Le plancher, ou plutôt ce qui en avait survécu, craqua encore un peu. Il ne restait plus rien du bar « La Colombe Rouge ». Pourtant, quand le vacarme du monstre s’éteignit enfin, une petite trappe s’ouvrit dans le fond de la pièce. Un bras hâlé se posa sur le rebord et un jeune homme d’une vingtaine d’années se hissa dans la salle ravagée. Il s’accroupit près du trou en chuchotant et peu après, une petite dizaine d’hommes et de femmes sortit à son tour du souterrain qui les avait protégés de l’attaque. Le premier jeune homme passa sa main dans ses cheveux bruns en bataille. Il soupira. Sérieusement, qu’est-ce que c’était que ce merdier ? Ses yeux sombres balayèrent la pièce. Son portable devait être quelque part sous les décombres. Il avança prudemment parmi les échardes, scrutant les décombres. Ses yeux sombres jaugeaient le carnage autour de lui, mi- sceptiques, mi- inquiets. Un tremblement de terre, il devait se dire qu’il s’agissait d’un tremblement de terre… Un faible craquement au sol attira son attention et il baissa les yeux… Il venait de retrouver son portable… Le pauvre petit téléphone n’avait pas survécu au carnage. Dæmis jura, récupérant de l’épave ce qui pouvait l’être. Le patron du bar, un petit chauve nerveux s’approcha :
- Dæmis, Dæmis, tu vas bien ? Oh par les jupes de ma mère, qu’est-ce que c’était que ce truc !!
Le jeune homme haussa les épaules. En vérité, il se sentait trahi. Dans son monde, les dragons n’existaient pas. Dans sa version de la réalité, aucune créature ne pouvait éventrer le toit d’un bâtiment comme une feuille de papier, et aucun être vivant d’aucune sorte ne crachait du feu. Pourtant, au milieu des pleurs et des cris des danseuses du bar, il se sentait étrangement calme. Il n’avait pas vraiment peur. Il réajusta sur ses épaules sa chemise tâchée de suie. Une jeune fille blonde se jeta dans ses bras et dans le même mouvement, voulu appliquer ses lèvres contre les siennes. Dæmis n’eut que le temps de la repousser sur le côté, lui faisant perdre l’équilibre. La jeune femme tomba au sol et se retourna vers lui, les larmes aux yeux, s’accrochant à son pantalon :
- Oh Dæmis, j’ai eu si peur ! J’ai cru qu’on allait tous mourir là-dedans !
Il baissa les yeux vers elle. Elle était terrifiée. Quasiment morte de peur. Lui ne ressentait aucune surprise. Il s’arracha à l’étreinte de la blonde, recula, serra dans son poing fermé la minuscule carte mémoire de son téléphone. Il enjamba les débris du toit, grimpa difficilement un tas de briques poussiéreuses. Un regard au-dessus du mur brisé l’informa de la situation de la rue toute entière. Plusieurs façades avaient subi le même sort que le bar. Une puissante clameur montait du stade au loin. Dæmis haussa un sourcil. Pendant qu’eux s’extirpaient de la cendre et de la suie, d’autres se vautraient dans la liesse générale. Il se laissa glisser hors du bâtiment, épousseta son jean. Frappant avec rage dans un carton vide qui trainait dans la rue, il remonta les allées vides. Devant lui, un vague mugissement indiquait que la bestiole continuait son ravage.
- Dæmis, où tu vas ?
Il se retourna. C’était le batteur de son groupe de musique, Jed.
- Tu vas te faire bouffer, c’est clair, reviens !
- Ça va, il est parti maintenant. Je rentre.
- Mais t’es malade !
Jed l’attrapa par le bras pour le tirer vers l’intérieur. Dæmis le repoussa en arrière, assez fort pour qu’il tombe au sol et se détourna. Il fallait qu’il sache ce qu’il se passait ici. Il accéléra, ignorant derrière lui les appels de Jed. Les rues étaient comme à l’ordinaire. Grises et poussiéreuses. Il n’y avait pas âme qui vive. La ville ressemblait à une ville fantôme, avec ses devantures grisâtres et ses volets fermés. Dæmis passa la main dans ses cheveux en soupirant. A quelques mètres devant lui, un corbeau le salua d’un croassement lugubre. L’oiseau s’envola à l’approche d’une petite camionnette qui avait dû être blanche à une époque. Elle portait le logo du musée de cire, une petite poupée dansante au joli sourire. Le conducteur, caché par la brume des rues, ralentit à peine en passant près du jeune homme. Bien vite, le crachotement du moteur s’évanouit et Dæmis fut à nouveau seul.
- Croâ !
Il sursauta. L’oiseau s’était posé tout près de lui et l’observait d’un œil torve.
- Qu’est-ce que tu me veux, toi ?
- Rien, pourquoi… ?
Dæmis écarquilla les yeux. Il lui sembla que le bec du volatile s’était déformé en un sourire narquois.
- Croâ !
Il éclata de rire. Quel idiot il était… Les oiseaux ne parlaient pas…
- Il faudrait être débile pour songer à une chose pareille, marmonna-t-il en poursuivant son chemin.
- Mais peut-être bien que tu n’as pas toute ta tête… ?
Il se pétrifia. Ses lèvres se mirent à chuchoter toutes seules :
- Ce doit être mon imagination. Les animaux ne parlent pas. C’est mon imagination…
- Tu n’es pas très sain d’esprit, hein…, continua la petite voix sur un ton moqueur. Si tu veux l’avis d’un expert, tu n’as pas l’air d’être en paix avec toi-même.
- Les oiseaux ne parlent pas.
- Qu’est-ce que je suis en train de faire ?
- Tu n’es qu’un produit de mon imaginaire. Je viens de voir un dragon traverser le plafond de mon lieu de travail bon sang !!
- Un dragon ? Qu’est-ce qui te fait dire que s’en était un ? Tu ne l’as pas vu…
- Il était juste à côté de moi !
- Tu avais les yeux fermés… Tu priais tous les dieux qui soient de t’épargner. Jamais tu n’aurais eu le courage de le regarder dans les yeux.
Dæmis se planta face au corbeau, avec la vague impression de faire la conversation avec lui-même :
- Qu’est-ce que tu en sais ?
L’oiseau noir sourit à nouveau. Un sourire tordu, malsain.
- Je le sais. Je sais. J’ai toujours su. D’abord la poussière et la chaleur qui recouvrent les os et le sang, et puis l’horreur des noyés qui remontent à la surface. Le sang rouge et noir qui éclabousse les murs, le fils des Créateurs qui descend du ciel pour régner sur la mort. Je sais tout, je connais tout. Les réponses avant les questions, les murmures avant les idées, les conséquences avant les causes.
Dæmis fronça un sourcil, cherchant discrètement dans sa poche sa bombe au poivre, comme si elle allait l’aider à se défendre contre l’étrange bête.
- Qui es-tu ?
- Moi ?, répondit le corbeau avec un ricanement. N’est-ce pas évident ?
Il écarta brusquement les ailes d’un mouvement théâtral, et poussa un croassement exaspéré :
- Je suis un corbeau !
Décontenancé, Dæmis laissa tomber son arme de fortune au sol. L’oiseau, vif comme l’éclair, s’en empara aussitôt. Ses yeux noirs prirent une teinte coléreuse et il enfonça son bec sombre dans la main du jeune homme qui hurla de douleur. Le corbeau sautilla quelques mètres plus loin :
- Je garde un œil sur toi.
Et il s’envola. Dæmis serra sa main contre son torse. La mince fissure creusée par le bec du corbeau suintait d’un léger filet de liquide noirâtre. Dæmis regarda la plaie, terrifié. Il fallait désinfecter. Au plus vite. Il trébucha, tituba vers son appartement. Il monta les marches proprettes de l’escalier quatre à quatre, déboula dans son salon pour se ruer vers l’évier. Le jet d’eau glacée sur le dos de sa main le soulagea. Pourtant, incapable de se libérer de la frénésie qui s’était emparée de lui, il se précipita sur l’armoire à pharmacie, faucha le flacon d’alcool, et s’en versa copieusement sur la main. Sa peau, assombrie, émit un grésillement de mauvais augure. Un long gémissement grinça dans l’appartement. Une larme de douleur glissa sur la joue de Dæmis. La douleur était intenable, mais elle l’avait fait se stopper net. Il arrivait à respirer, malgré la souffrance. Le téléphone se mit à sonner et il se traina vers la table. Il décrocha le combiné et répondit faiblement :
- Dæmis Mercer, j’écoute.
Une voix d’homme résonna à son oreille :
- M. Mercer ?
- Qui est à l’appareil ?
- Je m’appelle Hale.
- Et on se connait ?
L’autre eut un léger éclat de rire :
- Oui, très bien même. Depuis toujours.
Dæmis fronça un sourcil, prêt à raccrocher :
- Je ne connais aucun Hale.
- Dæmis, il faut qu’on se revoie…
Le brun pressa le bouton rouge du combiné et jeta ce dernier sur le lit. Il ne fallut pas vingt secondes pour que la sonnerie se fasse entendre à nouveau. Il ne décrocha pas. Le répondeur clignota un moment. Dæmis se laissa tomber sur le canapé, épuisé. Il se recroquevilla sur lui-même, tenant contre lui sa main douloureuse. La peau autour de la blessure avait pourri, et semblait se décoller par lambeaux…
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