Fragments - Chapitre 3: Entre deux mondes
Le sol s’était effondré si vite. Tout était devenu noir. Les hautes montagnes, les prairies, les tours, les rues… Je les avais sous les yeux, juste quelques secondes auparavant. Mais maintenant il n’y a plus rien. Le ciel, ouvert comme une plaie béante entre deux mondes au-dessus de ma tête, se déchire un peu plus à chaque minute qui passe. De là où je suis, je le vois. Je vois l’enfer tomber du ciel. Des créatures de toutes formes, de toutes sortes, vont et viennent par la brèche. De mon monde, il ne reste que la lame dans ma main droite, l’arc dans mon dos et la pièce que je sers dans ma main gauche. Autour de moi, je ne vois que cadavres, poussière et de saleté. Restes d’un monde qui ne sera jamais plus. Pourquoi suis-je encore là si mes frères ont tous succombé à la chute ?
- Hiro ! Hiro, regarde !
Une petite tête brune et bouclée émergea d’une pile de facture :
- Papa. Je suis occupé.
Mais le scientifique ne s’arrêta pourtant pas. Il remuait les bras en l’air avec une ineffable joie. Comme un enfant à qui on aurait offert un jouet tout neuf, il gambadait dans son laboratoire sous les yeux habitués de son fils.
- C’est merveilleux, Hiro ! Merveilleux ! Il est vivant, tu te rends compte ! Il est vivant !
Une bouclette tressaillit et le petit visage rond surgit à nouveau :
- Qui est vivant ?
La question, stupide et inattendue, coupa le vieillard dans son élan. Il lança à son fils un regard insultant, et désigna du bras la créature étendue sur la table d’examen. On aurait pu, de loin, le prendre pour un homme, mais sa peau goudronneuse et collante aurait tôt fait de détromper n’importe quel observateur. Sa gueule allongée, et son front proéminent orné de légères cornes n’avaient rien d’humain. Et « ça » bougeait. Hiro se leva, retira ses lunettes d’un air effaré :
- Qu’est-ce que tu as fait ?
- Mais rien !, protesta son père en haussant les épaules, je n’ai rien fait de mal ! Il s’est réveillé tout seul !
L’humanoïde se redressa lourdement. Ses bras étaient terminés par de lourdes pattes griffues, et ce qui semblait être l’emplacement de ses yeux était recouvert d’une épaisse croûte suintante de pus. Un grognement caverneux monta de sa poitrine. Père et fils se regardèrent, l’un avec une joie éblouissante, l’autre avec appréhension. Puis la créature ne fut plus là. Le vieux scientifique porta une main hoquetant à son torse. Une tâche rougeâtre se répandait sur sa poitrine, à travers la blouse immaculée. La petite nomenclature « Docteur Henri Newman » se couvrit d’une lourde substance rouge. Un gargouillis remonta le long de sa gorge :
- Vas-t-en…
Sous les yeux horrifiés d’Hiro, la bouche de son père se mit à vomir une substance gluante et sombre, plus que n’en pouvait contenir le corps humain. Le liquide coula par son nez, ses oreilles, et bientôt délogea un de ses yeux de son orbite. L’orbe tomba au sol avec un petit bruit mou, et éclata brutalement sous la pression du pied du scientifique, fou de douleur. Le jeune homme tomba à genoux, terrorisé, pétrifié. Une main puissante l’attrapa au col, le forçant à se lever. Ses jambes coururent d’elles-mêmes vers la sortie, laissant derrière lui son sauveur. La température de la pièce était soudainement devenue insupportable. Une langue de sable s’infiltra dans sa bouche, dans ses poumons, asséchant tout sur son passage. Un hurlement inhumain, relique de la voix de son père, gonfla les murs du laboratoire, explosant les vitres et dispersant les factures. Ce fut la première vision qu’Hiro eut du Sable. Un géant de poussière brûlante, un tourbillon d’une violence extrême, conditionné sous forme humaine. Et au milieu de ce facies humain, un regard destructeur. Sa vision pâlit, s’effaça doucement, comme une photo qu’on brûle pour oublier. Il ne voulait pas savoir. Il ne voulait pas se rendre compte. Le colosse souffla les murs d’un revers de main. Tout se changea en cendre sur une seule injonction de sa part. La substance qui le composait se contracta soudainement, dessinant sur sa face des traits secs et hautains. Ses membres se précisèrent peu à peu, et son corps se couvrit d’un pourpoint et d’un bas simple. Comme un peintre achève son œuvre, une courte barbe bien taillée poussa sur la ligne de sa mâchoire, pendant qu’une légère chevelure nattée en petites tresses fines venait auréoler son visage aux traits brutaux. Il se dégagea une telle impression écrasante de puissance et de majesté que Hiro ne put que reculer, à demi en rampant. La peur s’insinua dans la moindre parcelle de son être, destructrice, ravageuse. Le colosse de sable s’approcha de lui à pas lents, patiemment. Il avait tout son temps après tout. Toute l’éternité si il le voulait. Une bile acide remonta la gorge du jeune homme, et il l’aurait crachée à terre si les lèvres brûlantes du titan ne s’étaient pas écrasées sur les siennes. Une bouffée de chaleur lui emplit la tête, l’obligeant à fermer les yeux. Lorsqu’il les rouvrit enfin, une douce brise faisait tourbillonner les cendres et il ne restait du géant que le goût âpre du sel dans sa bouche.
Je ne le vois pas. Mais j’entends les battements de son cœur, affolés. J’avais vu le Sable partir comme il était venu, éternel. Je range ma lame, resserre ma prise sur mon arc. Ses cheveux châtains, bouclés, sont plaqués à ses tempes par la sueur. Il est plus jeune que moi, du moins il me semble. C’est étrange. Il est vêtu d’une sorte de tunique blanche, ouverte, sur un haut de laine sombre. Quant à son pantalon, il est tissé d’une étoffe que je n’ai jamais vue auparavant. Il ne me sent pas m’approcher. J’ai peur. Peur qu’il soit mort, ou pire. Que le Sable ait aspiré son âme. La pointe de ma flèche touche à présent son front. Ses yeux sont grands ouverts. Blancs. Aveugles. Il respire à peine. Ses mains sont crispées sur ses vêtements et son dos repose sur ce qui avait dû être un pan de mur. Sa bouche est entrouverte. Sous mes yeux, sa peau commence à s’effriter. Je pose mon arc, décroche un des foulards que je porte à ma ceinture et vide ma gourde dessus. J’espère que cela suffira à le sauver.
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