Récits d'Autres Univers

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Fragments - Chapitre 5: Dysfonctionnement

Prime soupira, debout sur le sommet du dossier du trône. Plus aucune commande ne répondait, plus aucun bruit mis à part les gargouillis dégoutants des macchabées sous lui. Le sol enflait vers le plafond. Il n’aurait bien plus aucune échappatoire. Les joueurs avaient tous été déconnectés par le système de sécurité du stade, mais lui, qui intervenait en free-lance, n’avait personne pour se charger des problèmes techniques. Mourir virtuellement n’était pourtant pas un problème, mais il doutait fortement de l’état de sa santé mentale s’il se réveillait après être tombé dans ce magma puant de cadavres. Contrairement à toute attente, un sourire confiant se dessina sur ses lèvres et il leva la tête vers un des orbes de contrôle de la salle, à présent hors d’usage :

- Allez gamine, à toi de jouer.

Dans les sous-sols du stade régnait une panique totale. Entre les joueurs, dont la plupart convulsaient grotesquement au sol et les infirmiers, qui courraient de capsules en capsules pour tenter de récupérer ce qui pouvait l’être, Lola ne savait plus vraiment où elle était. Elle était soutenue par un médecin, qui lui faisait traverser la salle à pas précautionneux. Il lui sembla qu’elle pataugeait dans une flaque de vomi, un peu plus tard dans ce qui était probablement du sang, avant qu’elle soit déposée sur un banc vide. Tout autour d’elle allait un peu trop vite à son goût. Elle posa son front contre le casier glacé, et ferma les yeux. La douleur dans son bras était insupportable. Elle avait l’impression qu’il allait tomber à tout moment. Quant à son œil, elle faisait tout pour ne pas y penser. On aurait dit qu’on lui avait enfoncé une braise bien chaude dans l’orbite  pour faire fondre le globe oculaire. Son œil s’affolait dans tous les sens, sans arriver à se stabiliser et indépendamment de sa volonté. Son autre bras, celui par lequel Prime l’avait tirée hors du sol mouvant, était au contraire froid comme la mort.

- Lola ?

Elle releva difficilement la tête. Le seul infirmier qui l’avait jamais appelée par son prénom. Elle ne se souvenait plus vraiment de qui il était, mais il était toujours doux et gentil avec elle. Non sans raison, pensa-t-elle avec amertume.

- Lola ? Ça va aller ?

Kô. C’était ça son nom, Kô. Les yeux bleu terne de l’infirmier tentaient sans grand succès de capter ceux de Lola. Accroupi au sol en face d’elle, il lui attrapa doucement les mains, chuchotant :

- Tout va bien, maintenant.

Tout va bien ? C’était tout ce qu’il réussissait à lui sortir ? Son bras droit la faisait affreusement souffrir, l’autre ne bougeait pratiquement plus, un de ses yeux menaçaient d’exploser, et une moitié de son visage semblait couverte d’une plaque de cloque suintante. Oh oui, tout allait à merveille. Elle aurait aimé lui dire de la laisser tranquille, de la laisser seule, elle aurait aimé mourir juste là, juste à ce moment, parce qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre, parce qu’elle n’était rien ni personne, parce qu’elle en avait assez d’être une poupée stupide qu’on malmenait dans tous les sens, mais la seule chose à laquelle elle pensait, c’était à la personne qui était restée bloquée dans cet enfer virtuel. Elle s’agrippa à la blouse de Kô :

- Il reste quelqu’un.

Kô secoua sa tête blonde :

- Non, c’est impossible.

Elle allait le frapper, lui arracher les tripes avec les dents, lui exploser le crâne contre un mur. Elle le secoua violement :

- Il. Reste. Quelqu’un !

- D’accord, d’accord, ne t’énerve pas.

Il se leva, et héla un technicien :

- Lo- euh MadDoll dit qu’il en reste un !

Le technicien quitta son écran des yeux et haussa les épaules dans leur direction :

- Chais pas.

Kô soutint Lola alors qu’elle se hissait sur ses jambes, agacé :

- Comment ça vous ne savez pas ?

L’homme se gratta la tête :

- Ben ouais, mais le serveur a planté, je peux rien faire…

Lola tituba dans sa direction, le regard dans le vague. Elle jeta un coup d’œil médusé à l’écran de contrôle. Des séries de chiffres à n’en plus finir défilaient sur fond gris. Et d’un c’était laid, et de deux ça ne semblait pas vouloir dire grand-chose. Elle pointa du doigt une des colonnes, et demanda faiblement :

- C’est quoi ?

- Chais pas.

- Et ça ?

- Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ?!

Elle se retint de toutes ses forces de le baffer :

- Vous êtes technicien ou jongleur de cirque ?

L’homme se redressa de toute sa hauteur, jaugeant Lola aussi bien qu’il le pouvait. Elle baissa les yeux vers lui. Elle qui n’était pourtant pas bien grande le dépassait bien d’une demi-tête.

- Toute manière, qu’est-ce vous voulez que je fasse ? Débrancher le serveur ?

Lola haussa un sourcil. Kô secoua la tête :

- Non, non n’y pense même pas !

Le technicien s’avança vers elle pour la ceinturer. S’étendant vers le bureau, elle saisit un stylo qu’elle lui enfonça dans le nez, avant de se jeter sur les murs couverts de câble. Elle les arrachait par poignées entières, espérant trouver le bon. L’alarme se déclencha, et cinq montagnes de muscles déboulèrent dans la pièce pour la tirer en arrière en s’agrippant à tout ce sur quoi ils avaient prise : cheveux, membres, cou, visage. Quand ils réussirent enfin à l’éloigner du mur, ils virent avec effroi que le dernier câble lui était resté dans la main. Elle le laissa tomber au sol avec un regard mauvais et cracha au visage d’un des gardes, qui en réponse lui décocha un uppercut foudroyant.

 

Prime se redressa sur son siège de cuir en sursaut, pantelant et couvert de sueur. Le chaton grimpa sur ses jambes et vint s’asseoir sur son ventre, ronronnant. Prime se laissa aller contre le dossier. Il était revenu. Calant le chaton contre son torse d’un bras, il retira de son corps les ventouses blanches et se leva, le souffle court. Il avait l’impression d’avoir couru un marathon. La télévision diffusait un flash d’information sur la panne spectaculaire du Stade. Il stoppa devant l’écran, grattant vaguement le poil du félin qui se débattait dans ses bras. C’était la première fois qu’il voyait un dysfonctionnement pareil. Sur les images du petit écran, la foule, paniquée, se ruait hors des gradins en masse. Quelques médecins et techniciens tentaient d’expliquer ce qui se passait, alors même que le parterre avait inexplicablement pris feu. Comble de l’ironie, un petit compteur en haut à droite de l’écran rendait compte du nombre de mort en temps réel sur place. Le compteur affichait déjà les deux cents morts lorsque ce qui devait être le technicien en chef annonça avec un sourire :

- Ce n’est qu’un problème mineur, tout sera bientôt réparé.

Le chaton s’activait à présent à se défaire de l’étreinte implacable de Prime, par petits coups de pattes offusqués. Le champion le laissa tomber à terre où il se reçut avec un piaillement satisfait. La boule de poil alla se réfugier sous le canapé. Le reportage se termina sur une image des branchements éparpillés au sol, qui tira un sourire cynique à Prime. Elle n’y était pas allée de main morte… Il enfila une veste, posa son casque audio sur ses oreilles avec lassitude. Il fallait qu’il prenne l’air. Le tissu rêche de sa capuche glissa sur sa tête sans même qu’il s’en rende compte. Sa vie était faite d’automatismes qu’il n’avait pas envie de combattre. Le chat s’étira sur le canapé, et entama sa sieste de petit félin, alors même que la porte se refermait doucement.
La pluie tombait silencieusement sur les pavés, et les pas de Prime eux-mêmes ne produisaient que quelques légers clapotis sur le goudron trempé. Toute la ville n’était que silence. Les gens rentraient chez eux avec des mines terrorisées, absents de leur logis depuis plus de deux semaines pour certains. La panne du Stade les avait brusquement abandonnés sous la pluie, dans la crainte de croiser dans la rue une de ces terrifiantes créatures dont parlaient les journaux. Les plus sceptiques rouvraient leurs maisons à grand bruit, se plaignant à qui voulait les entendre d’une vitre cassée, d’un téléviseur volé…

- Monsieur, du muguet ?

L’enfant levait ses grands yeux fatigués vers lui, un miséreux brin de muguet fané dans la main. Prime l’écarta de sa route d’une main et continua simplement son chemin. Il remonta les allées vers le Stade et observa un moment la silhouette lugubre de l’arène. Un convoi d’ambulances en partait, alors qu’une file de véhicules de pompier encerclait le bâtiment, dont les fenêtres émettaient une sourde lueur rougeoyante.



02/05/2013
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